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Insécurité sous la plume d’un barbare

Retour sur « les centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun des assassins n’ait été inquiété »

par Hamé
18 mai 2016

Nous republions aujourd’hui ce texte naguère attaqué par un certain Sarkozy, dont la légitimité a été reconnue successivement par quatre Cours de Justice entre 2004 et 2010  [1] mais qui n’a jamais eu besoin de cette autorisation pour nous paraître nécessaire, de salubrité publique, et d’une triste actualité. Nous le dédions à toutes les victimes de la violence policière, et notamment aux toutes dernières parmi lesquelles Amadou Koumé, 33 ans, mort le 6 avril 2015 des suites d’une clé d’étranglement dans un commissariat parisien, et Pierre Cayet, 54 ans, mort des suites d’une chute au commissariat de Saint Denis – ainsi qu’à Amine Bentounsi, abattu le 22 avril 2012, dont l’assassin vient d’être, au terme d’un procès pourtant accablant [2], purement et simplement acquitté.

Ça y est, les partisans chevronnés du tout sécuritaire sont lâchés. La bride au cou n’est plus et l’air du temps commande aux hommes modernes de prendre le taureau par les couilles. Postés sur leurs pattes arrières, les babines retroussées sur des crocs ruisselant d’écume, les défenseurs de « l’ordre » se disputent à grands coups de mâchoires un mannequin de chiffon affublé d’une caquette Lacoste.

Sociologues et universitaires agrippés aux mamelles du ministère de l’intérieur, juristes ventrus du monde pénal, flics au bord de la crise de nerfs en réclamation de nouveaux droits, conseillers disciplinaires en zone d’éducation prioritaire, experts patentés en violences urbaines, missionnaires parlementaires en barbe blanche, journalistes dociles, reporters et cinéastes de « l’extrême », philosophes amateurs des garden-parties de l’Elysée, idéologues du marché triomphant et autres laquais de la plus-value ; et bien évidemment, la cohorte des responsables politiques candidats au poste de premier illusionniste de France... tous, jour après jour, font tinter en prime-time le même son de cloche braillard :

« Tolérance zéro » !!!
`
« Rétablissement de l’ordre républicain bafoué dans ces cités où la police ne va plus ».

Ils sont unanimes et hurlent jusqu’à saturation, à longueur d’ondes et d’antenne, qu’il faut « oser » la guerre du « courage civique » face aux hordes de « nouveaux barbares » qui infestent la périphérie de nos villes. Qu’on en finisse avec le diable !!! l’ennemi intérieur, fourbe et infâme, s’est immiscé jusque dans nos campagnes et y a pris position. Ne craignons pas les contrats locaux de sécurité, les couvre-feux, l’abaissement de l’âge pénal à 13 ans, l’ouverture de nouveaux centres de détention pour mineurs, la suppression des allocations familiales aux familles de délinquants... Que la caillera se le tienne pour dit, la République ne laissera pas sombrer le pays dans le chaos apocalyptique des vols de portables, du recel d’autoradios ou du deal de shit sous fond de rodéos nocturnes...

La République menacée, la République atteinte mais la République debout !!! Quelle leçon d’héroïsme ! Quelle lucidité d’analyse ! Et quel formidable écran de fumée !! A la table des grand-messes, la misère poudreuse et les guenilles post-coloniales de nos quartiers sont le festin des élites. Sous les assauts répétés des faiseurs d’opinion, les phénomènes de délinquance deviennent de strictes questions policières de maintien de l’ordre ; les quartiers en danger se muent en quartiers dangereux dont il faut se protéger par tous les moyens ; et les familles immigrées victimes de la ségrégation et du chômage massif, endossent la responsabilité du « malaise national ».

La crème des auteurs de la pensée sécuritaire joue à l’idiot à qui on montre la lune du doigt et qui regarde le doigt. Exit les causes économiques profondes. Exit les déterminismes sociologiques. Exit le risque que le débat prenne un jour l’aspect d’un réquisitoire contre les vrais pourvoyeurs d’insécurité : ceux-là même qui ont réduit des centaines de milliers de famille à vivre avec 4000 francs par mois ; ceux-là même qui appellent de leurs vœux les plus chers la marche forcée vers « l’économie de marché débridée ».

Nous ne lirons pas, dans la presse respectable, que les banlieues populaires ont été, depuis une vingtaine d’années, complètement éventrées par les mesures économiques et sociales décidées depuis les plus hautes sphères de l’Etat et du patronat pour pallier à la crise sans toucher à leur coffre-fort.

Nous n’entendrons pas sous les luminaires des plateaux de télévision, qu’à l’aube maudite du mitterrandisme, nos parents et nos plus grands frères et sœurs ont été les témoins vivants d’une dégradation sans précédent de leur situation déjà fragilisée.

L’histoire officielle ne retiendra pas l’énergie colossale déployée par les gouvernements des trois dernières décennies pour effacer les réseaux de solidarité ouvrière enracinées dans nos quartiers [3] Pas plus qu’elle ne retiendra le travail de récupération et de sape systématique des tentatives d’organisation politique de la jeunesse des cités au milieu des années 80 [4].

Qui parmi les scribouillards du vent qui tourne s’indignera de l’opacité entretenue vis-à-vis de la vallée de larmes et de combats que fut l’histoire de nos pères et grands-pères ? Parmi ces hommes de paille éructant la « croisade républicaine », combien déclareront la guerre du « courage civique » devant les ravages psychologiques du mépris de soi chez des générations qui atteignent la vingtaine avec 8 ans d’échec scolaire et 3 ans de chômage ? Les logiques d’autodestruction (toxicomanie, alcoolisme, suicide...) où certains d’entre nous sont conduits par pur désespoir et complète perte de foi en l’avenir, mériteront-elles quelconque voix au chapitre de l’insécurité ?

Les pédagogues du dressage républicain n’auront pas en ce sens la critique fertile. Ils n’esquisseront nulle moue face à la coriace reproduction des inégalités sociales au travers des échelons du système scolaire, ni l’élimination précoce du circuit de l’enseignement de larges franges de jeunes qui ne retiennent de l’école que la violence qui leur a été faite. Les rapports du ministère de l’intérieur ne feront jamais état des centaines de nos frères abattus par les forces de police sans qu’aucun des assassins n’ait été inquiété. Il n’y figurera nulle mention de l’éclatement des noyaux familiaux qu’ont provoqué l’arsenal des lois racistes Pandraud-Pasqua-Debré-Chevènement et l’application à plein rendement de la double peine. Les études ministérielles sur la santé refermeront bien vite le dossier des milliers de cancers liés à la vétusté de l’habitat ou au non-respect des normes de sécurité sur les chantiers de travail. La moyenne effroyablement basse de l’espérance de vie dans nos quartiers ne leur semblera être, elle aussi, qu’un chiffre indigne de tout commentaire. Bref, ils n’agiteront jamais au vu de tous le visage autrement plus violent et criminel de l’insécurité. Aux humiliés l’humilité et la honte, aux puissants le soin de bâtir des grilles de lecture.

À l’exacte opposée des manipulations affleure la dure réalité. Et elle a le cuir épais. La réalité est que vivre aujourd’hui dans nos quartiers c’est avoir plus de chance de vivre des situations d’abandon économique, de fragilisation psychologique, de discrimination à l’embauche, de précarité du logement, d’humiliations policières régulières, d’instruction bâclée, d’expérience carcérale, d’absence d’horizon, de repli individualiste cadenassé, de tentation à la débrouille illicite... C’est se rapprocher de la prison ou de la mort un peu plus vite que les autres... Les hommes et les femmes qui dirigent ce pays savent tout cela. Ils savent aussi que la libéralisation massive de la vie économique française est en très bonne voie. Ils savent que les privatisations, les fusions, les délocalisations de nombreux secteurs d’activité vont se généraliser comme va se généraliser la paupérisation. Ils savent que la nouvelle configuration du marché exige la normalisation du salariat précaire et l’existence d’une forte réserve de chômeurs et de sans-papiers.

Et ils savent surtout que les banlieues populaires (parce qu’elles subissent de plein fouet et avec le plus d’acuité les mutations de la société française) sont des zones où la contestation sociale est susceptible de prendre de radicales formes de lutte si elle trouve un vecteur qui l’organise. On comprendra qu’il est de nécessité impérieuse d’installer toujours plus d’instruments de contrôle et de répression « éclair » au sein de nos quartiers. On comprendra que le monde du pouvoir et du profit sans borne a tout intérêt à nous criminaliser en disposant de notre mémoire et de nos vies comme d’un crachoir.

Notes

[1Le vendredi 25 juin 2010, la Cour de Cassation déboutait définitivement le ministère de l’Intérieur dans son acharnement à poursuivre Hamé, du groupe La Rumeur, pour diffamation envers la police nationale. Initiée en 2002 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, la plainte visait un texte intitulé « Insécurité sous la plume d’un barbare » (Texte publié dans La Rumeur Magazine, publication gratuite distribuée gratuitement chez les disquaires au printemps 2002, en même temps que le premier album du groupe), évoquant les violences policières et parlant à leur sujet d’ « assassinats ». Relaxé une première fois le 17 décembre 2004 par la 17ème chambre correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Paris, Hamé avait dû comparaître à nouveau le 11 mai 2006 devant la Cour d’Appel de Paris, qui avait confirmé la relaxe (cf. le compte-rendu du site À contre-sens. Cf. aussi l’interview de Hamé au moment de sa relaxe). Le ministère de l’Intérieur avait alors saisi la Cour de Cassation, qui avait annulé la relaxe le 11 juillet 2007, et renvoyé Hamé devant une seconde Cour d’Appel. Après une troisième relaxe le 23 septembre 2008, le Ministère de l’Intérieur s’était pourvu en Cassation une seconde fois – du jamais vu en matière de droit de la presse. C’est à ce véritable harcèlement judiciaire qu’a mis fin, en 2010, la Cour de Cassation.

[2Dont on trouvera des comptes-rendus édifiants sur le site du Courrier de l’Atlas et de Mediapart.

[3Dans les années 60-70, les quartiers du monde ouvrier étaient encore traversés de réseaux de solidarité vivaces et actifs au travail ou sur les lieux de vie. Les milieux de l’immigration ouvrière ont toujours combattu en première ligne lors des grands conflits sociaux qui secouèrent la France. En dépit de conditions de vie extrêmement pénibles : maigres salaires, logement extrêmement précaire (bidonvilles, caves, chambres insalubres à plusieurs...), situations de ségrégation, crimes xénophobes, déchirement intérieur de l’exil... nos parents avaient conquis les instruments de lutte (cellules, partis, syndicats) indispensables à la formulation d’un rêve de progrès collectif et d’un avenir plus enviable à offrir à leurs enfants. Ils avaient conscience de participer à l’histoire et de maîtriser ne serait-ce qu’une parcelle de leur destinée. Cette culture ouvrière politisée a volé en éclats sous l’impact des effets multiples de la crise (licenciements massifs, paupérisation, répression de fer des foyers de résistance et de grève, démantèlement, délocalisation des bastions ouvriers - Renault-Billancourt par exemple -, enfouissement rapide de la mémoire de ces luttes sous l’euphorie mitterrandienne, sauve qui peut individualiste...). Pour l’instant, rien ne l’a remplacée.

[4Notamment au travers d’organisations comme SOS racisme, crée de toutes pièces par le pouvoir PS de l’époque pour contribuer à désamorcer le radicalisme des revendications de la Marche des beurs : l’égalité des droits devient l’égalité devant l’entrée des boîtes de nuit. La justice pour les jeunes assassinés par la police disparaît sous le colosse slogan médiatique « Touche pas à mon pote ! » ou « Vive le métissage des couleurs ! », etc.