Accueil > Appels, hommages et fictions > Appels, actions, manifestes > Un séisme prévisible

Un séisme prévisible

Le Pen au second tour

par Pierre Tevanian
23 mars 2020

Nous devions fêter le 20 mars 2020 les 20 ans du site « Les mots sont importants », avec la présentation en librairie du recueil Mots et maux d’une décennie paru aux éditions Cambourakis. Confinés, et solidaires avec ceux et celles qui ne peuvent pas l’être, en colère contre ceux qui se sont attelés consciemment et systématiquement à détruire le système public hospitalier ces dernières années, nous avons décidé de célébrer autrement cet anniversaire, en proposant à partir de ce 20 mars une anthologie virtuelle. Le principe est le suivant : un texte par jour pour chaque année depuis la fondation du site en 1999, choisi parmi ceux qui sont parus exclusivement ou initialement sur le site, et qui n’ont été repris dans aucun recueil, ni celui de 2010, ni celui de 2020. Des « classiques » du site ou des textes passés plus inaperçus, des textes critiques, joyeux ou sérieux, qui parlent de politique au fil de l’actualité, mais aussi de films et de livres, et invitent à parcourir les quelques 2000 autres articles publiés par LMSI. Dès que les nécessités de confinement seront passées, nous reprogrammerons un événement festif, évidemment dans le 20ème arrondissement de Mme Calandra, la Maire sortante qui avait cherché à nous faire condamner en justice (en vain) et qui n’a récolté, au premier tour de 2020, qu’un pitoyable 12,5% (contre 38% à son concurrent de gauche). Notre recueil 2010-2020, est par ailleurs disponible sur commande, ici. Retour donc sur le 21 avril 2002, et ce séisme qui a surpris et sidéré tant d’éditocrates et que nous avions pour notre part, de longue date et avec quelques autres, qualifié de prévisible.

Nous sommes quelques uns, dans le monde militant, à ne pas être tellement surpris par le ’’séisme’’ qui vient de se produire. Ce séisme, nous le redoutions et l’annoncions depuis plusieurs années, à l’heure où politiques et grands médias, quasi-unanimes, célèbraient ’’l’effet Coupe du Monde’’, la fin du racisme et le déclin de l’extrême droite. Nous constations alors (c’était en 1999) que Lionel Jospin, en droitisant à outrance ses positions sur l’immigration et l’insécurité, faisait le choix de perdre son honneur plutôt que les élections, et nous ajoutions que le calcul était mauvais à tous points de vue : perdre son honneur ne fait pas gagner les élections [1]

Le mieux, pour comprendre le ’’séisme’’ du 21 avril 2002, est sans doute de remonter aux origines du phénomène Le Pen. Il y a plus de vingt ans, le maire communiste de Vitry relançait le débat sur l’immigration en faisant détruire par un bulldozzer un foyer de travailleurs immigrés en construction dans sa commune. Soutenu par la direction de son parti, il justifiait son acte au nom du « seuil de tolérance ». Il est bon de le rappeler : ce n’est pas l’extrême droite qui a relancé ce débat empoisonné. Quasi-inexistant au moment de l’affaire de Vitry, le Front national n’a fait que profiter d’un terrain que d’autres lui avaient préparé - et parmi eux, des hommes de gauche. Il est bon aussi de rappeler les lignes prophétiques que l’écrivain camerounais Mongo Béti écrivit à cette occasion :

’’À mon avis, c’est se bercer d’une très dangereuse illusion que de prêter aux Français quelque capacité ou inclination à accepter le statut de peuple multiracial ou multiculturel. Tout dans l’histoire, les croyances et les moeurs des Français dément une telle espérance. Machiavélisme des dirigeants, abjection des médias, pusillanimité de la bourgeoisie, égoïsme des maîtres à penser depuis la disparition de Sartre, perversion persistante des mythes esclavagistes, et, naturellement, effets de la crise économique, tout se conjugue au contraire pour faire de l’immigration le problème explosif et en quelque sorte providentiel pour les aventuriers. L’évolution récente des communistes français permet de prédire qu’un petit Mussolini mâtiné de Poujade sera tenté tôt ou tard d’y trouver la chance de sa vie’’.

La suite est connue : la prédiction s’est réalisée, avec Le Pen, ancien député poujadiste, dans le rôle du ’’petit Mussolini’’. Mais personne, dans la classe politique, ne s’est souvenu de Mongo Béti. Personne n’a retenu la leçon : le racisme et le fascisme ne viennent pas de nulle part, ils ne deviennent des options politiques possibles que si un certain climat idéologique le leur permet - un climat créé et entretenu en grande partie par le discours des élus, des grands médias et des intellectuels. La quasi-totalité des responsables politiques a préféré suivre le FN sur le terrain des ’’problèmes d’immigration’’, espérant ’’couper l’herbe sous le pied’’ de l’extrême droite, alors qu’on ne faisait ainsi que banaliser et légitimer les thèses de cette extrême droite, et finalement assurer leur succès. Les électeurs, comme Le Pen lui même l’annonçait, ont préféré l’original à la copie.

Ce que le PCF a fait en 1981 avec le ’’seuil de tolérance’’, le PS l’a fait depuis cinq ans sur ’’l’insécurité’’. Car il ne faut pas se mentir : quoique disent aujourd’hui les responsables socialistes, ce n’est Jacques Chirac qui, à lui seul, a eu le pouvoir d’imposer ’’l’insécurité’’ comme thème unique de la campagne. La gauche se l’est imposé elle même : en juillet 1997, le Parti socialiste remportait les élections sur la base d’un programme énonçant « trois priorités : l’emploi, la santé et l’éducation » , mais quelques semaines plus tard, le premier ministre Lionel Jospin, dans son discours d’orientation générale, annonçait finalement « deux priorités : l’emploi et la sécurité ». La délinquance n’arrivait alors qu’au cinquième rang des ’’préoccupations des Français’’, derrière le chômage, la pauvreté, la maladie ou les accidents de la route. Elle n’est devenue la première qu’après plusieurs années d’un intense matraquage médiatique initié par le gouvernement Jospin, depuis le colloque de Villepinte en octobre 1997 jusqu’à l’instrumentalisation du mouvement Stop la violence, en passant par la médiatisation des rapports Dray-Mélenchon, Lazerges-Balduyck, Bauer et Body-Gendrot, sans oublier les multiples ’’Conseils de sécurité intérieure’’ et le vote de la lamentable ’’loi sécurité quotidienne’’ (qui interdit de fait les rassemblements dans les halls d’immeuble et rend passible de prison la fraude dans les transports en commun).

Dès lors, les grands médias ont pu entrer dans la ronde et alimenter la psychose, et cela sans pouvoir être accusés de dérive partisane droitière, puisqu’il était désormais entendu (tous le répétaient, de Lionel Jospin à Jean-Pierre Chevènement, en passant par Julien Dray) que ’’la sécurité est aussi une valeur de gauche’’. C’est ainsi qu’est né un redoutable consensus, consistant à dramatiser à outrance les violences qu’exercent quelques uns des jeunes issus de l’immigration et des classes populaires, tout en occultant les innombrables violences que cette jeunesse subit : chômage, précarité, discrimination, brutalités policières...

Lionel Jospin n’est donc pas la victime du ’’séisme’’, il en est l’un des principaux responsables : la frange la plus apeurée de l’opinion a préféré l’original à la copie, et les autres, ne se sentant plus représentés, se sont massivement abstenus (d’autres, enfin, n’ont pas le droit de vote). Les véritables victimes de ce scrutin, mais aussi de cinq années de surenchère sécuritaire, ce sont avant tout les immigrés et leurs enfants. Personne ou presque, dans la classe politique, n’a eu pour eux la moindre pensée et la moindre parole après l’annonce de la présence du FN au deuxième tour de l’élection présidentielle. Cette parole, c’est donc à la société civile de la porter. Face à un fort courant raciste et xénophobe qui, lui, a su se rassembler et se faire entendre, et face à une classe politique, gauche plurielle incluse, qui semble ne savoir lui opposer que ’’l’image de la France à l’étranger’’, il est urgent que la rue fasse entendre clairement, distinctement et massivement, une parole forte de solidarité avec les immigrés et leurs enfants. Il faut surtout, si l’on veut rompre le cercle vicieux de la haine et du mépris, que les jeunes des banlieues se manifestent, qu’ils parlent au lieu de laisser les autres parler d’eux, et qu’on les entende. Mais ils ne pourront le faire que s’ils se sentent respectés et soutenus, et pas seulement craints ou méprisés. Là est l’enjeu immense des prochains jours.

P.-S.

Ce texte a été rédigé et publié le 21 avril 2002

Notes

[1Cette formule est la conclusion d’une tribune que nous avons publié dans Libération au lendemain des élections européennes de 1999.